AZRAEL ( Marie Claire George)
J'ai beaucoup aimé ce texte de Marie Claire, je le lui ai demandé et elle a accepté que je le dépose sur mon blog, merci à elle .
Tout le monde me croit mort depuis près de vingt ans. Quand mon père, Pierre Culliford, terrassé une veille de Noël par une crise cardiaque, m’eut laissé aux mains de la créature diabolique née de ses insomnies les plus noires - je veux parler de l’ignoble Gargamel, - je me frottai d’aise contre les maigres mollets de l’alchimiste : la vraie vie allait enfin commencer. Finis, les contrôles de ce Peyo trop gentil et trop honnête. Ses Schtroumpfs, j’allais enfin pouvoir les croquer ! J’attendis pudiquement que les obsèques de notre auteur se terminent, que les journalistes aient tous rendu leur hommage, que la période convenable du deuil se soit passée pour m’enquérir auprès du sorcier des vils desseins qu’il fourbissait et auxquels il ne manquerait pas de m’associer. Je le trouvai au lit, allongé sous une couverture miteuse qui sentait le linceul.
- Quoi, Azraël, s’étonna-t-il d’une voix mourante, ne vois-tu pas que notre heure est proche, à nous aussi ? Peyo est mort, nous ne pouvons plus vivre. Es-tu allé faire un tour chez les Schtroumpfs ces jours-ci ? Le village est désert ; il ne reste presque plus personne et ceux qui y sont demeurés s’étiolent. Ils ne vont plus cueillir la salsepareille, ils ne se chamaillent plus, ils perdent leur joli teint bleu qui les rendait si appétissants… Vois-tu, nos aventures sont terminées, il n’y a plus d’avenir pour nous. Allons, viens, glisse-toi au fond du lit, j’ai si froid aux pieds !
J’obéis, il me faisait pitié. Ce n’était plus le sorcier acerbe dont j’avais partagé le destin diabolique, le génie cruel dont je respectais la science malgré sa propension à me décocher des taloches. Ce n’était plus qu’une créature de papier transparent, une silhouette malsaine qui s’estompait et dont le rictus n’était même plus effrayant. C’est sûr, il n’en avait plus pour longtemps. Alors, malgré ma répulsion, je me faufiai sous la couverture grise et me couchai sur ses pieds, en passant ma truffe noire au bout du lit pour respirer, et je m’endormis.
C’est le chant du coucou qui me réveilla. La vieille couverture sentait décidément le mauvais présage, je n’avais nulle envie de m’attarder dessous. Ce Gargamel, d’ailleurs, méritait-il tant de complaisance ? Je m’étirai, sortis une patte, puis deux, quittai enfin cette tente rêche et nauséabonde, me redressai, fis le gros dos, donnai quelques coups de langue sur mon pelage roux et me retournai. Le grabat était vide. Plus de Gargamel. Il s’en était allé comme il l’avait dit, il n’était plus qu’un souvenir.
Bien fait pour lui, me dis-je, il ne valait pas la corde pour le pendre. Et je m’en fus au village des Schtroumpfs pour voir s’il n’en restait pas un à me mettre enfin sous la dent, maintenant que j ’avais quartier libre. Le croirez-vous ? Je me perdis en chemin ! Moi, Azraël, au flair imparable, je n’étais pas fichu de retrouver le sentier qui menait à leur clairière ? Je trottinai longtemps dans la forêt et, comme d’habitude, oiseaux et écureuils se volatilisaient d’effroi sur mon passage. Comment expliquer mon amnésie ? Mon instinct ne m’avait jamais trompé, je connaissais chaque arbre, chaque nid, chaque terrier, je les retrouvais sans même avoir à réfléchir. Et aujourd’hui… Rassemblant avec effort les quelques idées qui me traversaient l’esprit, je me dis que, si je ne le retrouvais pas, c’est que le village des Schtroumpfs n’existait plus. Et donc que moi aussi, j’étais destiné à disparaître.
Foi d’Azraël, cela ne pouvait pas se passer comme ça ! Que diable, un chat a neuf vies ! Si celle-ci s’éteignait – et, n’ayant aucun souvenir d’une autre, je la croyais la première – huit s’offraient encore à moi ! Il suffisait d’aller de l’avant, de trouver une autre maison ; malgré mon besoin d’indépendance, la vie de haret ne me tentait guère.
J’errai longtemps, dormant dans les fourrés, traquant la musaraigne, le mulot ou le jeune pic tombé du nid, buvant au creux des feuilles, marquant mon passage sur le tronc des hêtres et des chênes. Une vie de liberté qui m’allait, ma foi, assez bien mais que je n’avais guère envie de prolonger. C’était un peu comme les vacances en camping que prisent les humains : vivre à la dure a son charme, mais le confort d’une maison n’a pas de prix.
Une nuit, j’aperçus dans une clairière une cabane de rondins. Il faisait très sombre : la nouvelle lune et le temps pluvieux me faisaient regretter mon gourbi de naguère. Le gibier semblait s’être donné le mot : Azraël rode par ici, rentrez chez vous ! Ma réputation s’était-elle répandue aussi loin ? Si l’idée était flatteuse, elle ne remplissait pas mon estomac. J’aurais tout donné en cet instant pour sentir sur mon dos le coup de pied de Gargamel, entendre son rire grinçant qui annonçait un nouveau tour pendable, respirer l’odeur de poussière et de moisi qui s’échappait de son vieux grimoire. Et, à défaut de goûter à la chair appétissante des Schtroumpfs, me mettre sous la dent une pâtée de rat ou de tendre souris. Mais Gargamel n’était plus, ni les petits lutins bleus, le passé était mort. Peut-être l’avenir était-il devant moi, derrière ces petites fenêtres qui brillaient comme de l’or, cet or que le sombre alchimiste avait cherché toute sa vie à obtenir ?
D’un bond feutré, je sautai sur le rebord de la fenêtre et restai tapi à observer la scène incroyable qui se passait à l’intérieur : une jeune fille, une jolie brunette aux yeux doux, dansait avec de curieux petits êtres difformes aux bonnets verts. Sa voix claire cascadait comme l’eau du torrent les jours d’été, sa chanson remplissait la maison d’un air léger , sa robe blanche volait autour d’elle comme un nuage, frôlait un instant le nez ou les oreilles des bonshommes hilares et s’enroulait souplement autour de ses hanches minces. Elle prenait l’un par la main, le faisait tournoyer, ne le lâchait que pour attraper un autre, et chacun était ravi. Dans un coin, j’aperçus trois souris qui se trémoussaient d’aise au rythme de la musique. Un repas tout trouvé ! C’est donc ici qu’elles se cachaient, les finaudes ; je n’avais pas à aller plus loin, il n’y avait qu’à patienter.
Réconforté par la perspective d’un bon repas, je me terrai sous le bois entassé sous l’appentis, tentai d’oublier ma faim et m’endormis. Il faisait à peine jour quand j’entendis la porte s’ouvrir et que les sept nains s’engagèrent sur le sentier en chantant « Hei ho, hei ho, on part pour le boulot ». Avant que la jeune fille n’eut refermé la porte sur eux, je m’étais faufilé dans la pièce.
Il faisait bon, l’odeur du feu de bois qu’elle avait ranimé imprégnait l’air que l’on respirait. La pièce était rangée, propre, avenante. La jouvencelle avait disparu, j’entendais son pas léger qui courait sur le plancher, à l’étage. Elle fredonnait la même chanson que la veille, une chanson qui rendait le cœur plus souple et plus chaud. : « Un jour, mon prince viendra... » Les trois souris passèrent leur nez hors du trou, je les vis tout de suite et elles aussi. Avec force couinements, elles battirent aussitôt en retraite et je comprenais parfaitement leur panique : Sauve qui peut ! Azraël est dans nos murs ! Leurs cris ameutèrent leur amie qui s’envola à leur secours, dévalant gracieusement l’escalier comme une bonne fée. Malgré mon pelage roux qui se confondait avec la couleur du bois, elle repéra aussitôt ma présence. Sans se préoccuper de mon apparence démoniaque, elle me prit dans ses bras, me caressa, ma parla à l’oreille, m’embrassa dans le cou et me présenta une pleine assiettée d’un ragoût appétissant. Dans la douceur de ses bras, avec ses paroles qui coulaient en moi comme du lait, j’oubliai Gargamel et ses fielleuses manigances, j’oubliai mes projets assassins contre les souris, j’oubliai le cruel chat de papier que j’avais été pendant ma première vie. Une nouvelle existence commençait aujourd’hui : ma nouvelle maîtresse me nourrissait de bonheur et, sans remords, je comptais bien me laisser faire.
Marie Claire George
AZRAEL
Tout le monde me croit mort depuis près de vingt ans. Quand mon père, Pierre Culliford, terrassé une veille de Noël par une crise cardiaque, m’eut laissé aux mains de la créature diabolique née de ses insomnies les plus noires - je veux parler de l’ignoble Gargamel, - je me frottai d’aise contre les maigres mollets de l’alchimiste : la vraie vie allait enfin commencer. Finis, les contrôles de ce Peyo trop gentil et trop honnête. Ses Schtroumpfs, j’allais enfin pouvoir les croquer ! J’attendis pudiquement que les obsèques de notre auteur se terminent, que les journalistes aient tous rendu leur hommage, que la période convenable du deuil se soit passée pour m’enquérir auprès du sorcier des vils desseins qu’il fourbissait et auxquels il ne manquerait pas de m’associer. Je le trouvai au lit, allongé sous une couverture miteuse qui sentait le linceul.
- Quoi, Azraël, s’étonna-t-il d’une voix mourante, ne vois-tu pas que notre heure est proche, à nous aussi ? Peyo est mort, nous ne pouvons plus vivre. Es-tu allé faire un tour chez les Schtroumpfs ces jours-ci ? Le village est désert ; il ne reste presque plus personne et ceux qui y sont demeurés s’étiolent. Ils ne vont plus cueillir la salsepareille, ils ne se chamaillent plus, ils perdent leur joli teint bleu qui les rendait si appétissants… Vois-tu, nos aventures sont terminées, il n’y a plus d’avenir pour nous. Allons, viens, glisse-toi au fond du lit, j’ai si froid aux pieds !
J’obéis, il me faisait pitié. Ce n’était plus le sorcier acerbe dont j’avais partagé le destin diabolique, le génie cruel dont je respectais la science malgré sa propension à me décocher des taloches. Ce n’était plus qu’une créature de papier transparent, une silhouette malsaine qui s’estompait et dont le rictus n’était même plus effrayant. C’est sûr, il n’en avait plus pour longtemps. Alors, malgré ma répulsion, je me faufiai sous la couverture grise et me couchai sur ses pieds, en passant ma truffe noire au bout du lit pour respirer, et je m’endormis.
C’est le chant du coucou qui me réveilla. La vieille couverture sentait décidément le mauvais présage, je n’avais nulle envie de m’attarder dessous. Ce Gargamel, d’ailleurs, méritait-il tant de complaisance ? Je m’étirai, sortis une patte, puis deux, quittai enfin cette tente rêche et nauséabonde, me redressai, fis le gros dos, donnai quelques coups de langue sur mon pelage roux et me retournai. Le grabat était vide. Plus de Gargamel. Il s’en était allé comme il l’avait dit, il n’était plus qu’un souvenir.
Bien fait pour lui, me dis-je, il ne valait pas la corde pour le pendre. Et je m’en fus au village des Schtroumpfs pour voir s’il n’en restait pas un à me mettre enfin sous la dent, maintenant que j ’avais quartier libre. Le croirez-vous ? Je me perdis en chemin ! Moi, Azraël, au flair imparable, je n’étais pas fichu de retrouver le sentier qui menait à leur clairière ? Je trottinai longtemps dans la forêt et, comme d’habitude, oiseaux et écureuils se volatilisaient d’effroi sur mon passage. Comment expliquer mon amnésie ? Mon instinct ne m’avait jamais trompé, je connaissais chaque arbre, chaque nid, chaque terrier, je les retrouvais sans même avoir à réfléchir. Et aujourd’hui… Rassemblant avec effort les quelques idées qui me traversaient l’esprit, je me dis que, si je ne le retrouvais pas, c’est que le village des Schtroumpfs n’existait plus. Et donc que moi aussi, j’étais destiné à disparaître.
Foi d’Azraël, cela ne pouvait pas se passer comme ça ! Que diable, un chat a neuf vies ! Si celle-ci s’éteignait – et, n’ayant aucun souvenir d’une autre, je la croyais la première – huit s’offraient encore à moi ! Il suffisait d’aller de l’avant, de trouver une autre maison ; malgré mon besoin d’indépendance, la vie de haret ne me tentait guère.
J’errai longtemps, dormant dans les fourrés, traquant la musaraigne, le mulot ou le jeune pic tombé du nid, buvant au creux des feuilles, marquant mon passage sur le tronc des hêtres et des chênes. Une vie de liberté qui m’allait, ma foi, assez bien mais que je n’avais guère envie de prolonger. C’était un peu comme les vacances en camping que prisent les humains : vivre à la dure a son charme, mais le confort d’une maison n’a pas de prix.
Une nuit, j’aperçus dans une clairière une cabane de rondins. Il faisait très sombre : la nouvelle lune et le temps pluvieux me faisaient regretter mon gourbi de naguère. Le gibier semblait s’être donné le mot : Azraël rode par ici, rentrez chez vous ! Ma réputation s’était-elle répandue aussi loin ? Si l’idée était flatteuse, elle ne remplissait pas mon estomac. J’aurais tout donné en cet instant pour sentir sur mon dos le coup de pied de Gargamel, entendre son rire grinçant qui annonçait un nouveau tour pendable, respirer l’odeur de poussière et de moisi qui s’échappait de son vieux grimoire. Et, à défaut de goûter à la chair appétissante des Schtroumpfs, me mettre sous la dent une pâtée de rat ou de tendre souris. Mais Gargamel n’était plus, ni les petits lutins bleus, le passé était mort. Peut-être l’avenir était-il devant moi, derrière ces petites fenêtres qui brillaient comme de l’or, cet or que le sombre alchimiste avait cherché toute sa vie à obtenir ?
D’un bond feutré, je sautai sur le rebord de la fenêtre et restai tapi à observer la scène incroyable qui se passait à l’intérieur : une jeune fille, une jolie brunette aux yeux doux, dansait avec de curieux petits êtres difformes aux bonnets verts. Sa voix claire cascadait comme l’eau du torrent les jours d’été, sa chanson remplissait la maison d’un air léger , sa robe blanche volait autour d’elle comme un nuage, frôlait un instant le nez ou les oreilles des bonshommes hilares et s’enroulait souplement autour de ses hanches minces. Elle prenait l’un par la main, le faisait tournoyer, ne le lâchait que pour attraper un autre, et chacun était ravi. Dans un coin, j’aperçus trois souris qui se trémoussaient d’aise au rythme de la musique. Un repas tout trouvé ! C’est donc ici qu’elles se cachaient, les finaudes ; je n’avais pas à aller plus loin, il n’y avait qu’à patienter.
Réconforté par la perspective d’un bon repas, je me terrai sous le bois entassé sous l’appentis, tentai d’oublier ma faim et m’endormis. Il faisait à peine jour quand j’entendis la porte s’ouvrir et que les sept nains s’engagèrent sur le sentier en chantant « Hei ho, hei ho, on part pour le boulot ». Avant que la jeune fille n’eut refermé la porte sur eux, je m’étais faufilé dans la pièce.
Il faisait bon, l’odeur du feu de bois qu’elle avait ranimé imprégnait l’air que l’on respirait. La pièce était rangée, propre, avenante. La jouvencelle avait disparu, j’entendais son pas léger qui courait sur le plancher, à l’étage. Elle fredonnait la même chanson que la veille, une chanson qui rendait le cœur plus souple et plus chaud. : « Un jour, mon prince viendra... » Les trois souris passèrent leur nez hors du trou, je les vis tout de suite et elles aussi. Avec force couinements, elles battirent aussitôt en retraite et je comprenais parfaitement leur panique : Sauve qui peut ! Azraël est dans nos murs ! Leurs cris ameutèrent leur amie qui s’envola à leur secours, dévalant gracieusement l’escalier comme une bonne fée. Malgré mon pelage roux qui se confondait avec la couleur du bois, elle repéra aussitôt ma présence. Sans se préoccuper de mon apparence démoniaque, elle me prit dans ses bras, me caressa, ma parla à l’oreille, m’embrassa dans le cou et me présenta une pleine assiettée d’un ragoût appétissant. Dans la douceur de ses bras, avec ses paroles qui coulaient en moi comme du lait, j’oubliai Gargamel et ses fielleuses manigances, j’oubliai mes projets assassins contre les souris, j’oubliai le cruel chat de papier que j’avais été pendant ma première vie. Une nouvelle existence commençait aujourd’hui : ma nouvelle maîtresse me nourrissait de bonheur et, sans remords, je comptais bien me laisser faire.
Marie Claire George